par Brieg Haslé-Le Gall
« Lorsque j’étais aux Arts Déco de Paris, j'ai découvert Piet Mondrian. Au travers de la longue et radicale démarche intellectuelle et picturale de cet immense artiste, j’ai compris ce qu’était que se libérer du figuratif. Ce fut une révélation totale qui m'a ouvert en grand les portes de l'art moderne. Pour ce qui est des artistes figuratifs, je reste médusé par le talent de Mathurin Méheut à saisir le "vrai" en quelques traits sûrs, nerveux et une trace de gouache. J’affectionne également Jean Julien Lemordant et Lucien Simon pour leur vision sans pittoresque de mon coin de Bretagne. »
« Plus proche de nous, je citerai aussi Hans Bellmer, l’admirable dessinateur, le pornographe torturé. L’univers de François Dilasser me plaît aussi beaucoup, j’y entre comme si j’étais chez moi. Je crois que c'est le seul peintre, avec Rembrandt, qui m'ait touché aux larmes. Mais, il y en a tant d'autres !… »
« L’Histoire de l’Art me passionne. Je suis gourmand de toute la peinture, depuis les fabuleux dessins sur les parois des grottes jusqu'à "l'inconfortable" impudeur de Francis Bacon. Ce qui m'importe, c'est la rencontre avec l'artiste au-delà de la simple matière qu'il nous donne à voir. S'il n'y a pas cette rencontre, c'est que l'artiste n'y a mis que de la technique et, donc, que c'est de la merde ! »
« Je travaille sans musique. J'y suis bien trop sensible pour ne pas me laisser embarquer par la sauvagerie colorée de Stravinsky, à rêver aux immenses steppes de l'Asie centrale de Borodine ou lâcher le crayon, envahi par les suites pour violoncelles de Bach… Comme cela aurait bien trop d'influence sur mon travail, j'écoute la radio ! Après décantation, restent de mes amours "rock & rollesques" quelques merveilles des Stones comme Honky Tonk Women, Tom Waits, New York Dolls & John Cale (et non pas J.J. Cale !!!), Willy Deville… Pour ce qui est des contemporains, je citerais notamment Arno et Alain Bashung. »
« Malgré le charme des églises et des chapelles gothiques qui fourmillent en Bretagne, je dois dire que je suis beaucoup plus sensible à l'architecture romane. Pour un peu, je risquais la conversion, tout comme Paul Claudel à Notre-Dame, lorsque j'ai découvert l'abbatiale de Conques, son tympan sculpté où quelques traces encore témoignent que jadis il éclatait de couleurs. J’ai également été saisi par la profonde "humanité" de sa nef éclairée par les vitraux blancs de Soulages. L'architecture se vit : je rêve d'un voyage au Japon pour promener mes pieds déchaussés dans les espaces de lumière qu'hélas je ne connais que sur papier glacé. »
« Et dire que là aussi, il me faille faire un choix ! Allez, je me lance, à toi de m'arrêter… Toute l’œuvre de Joseph Conrad, ses romans et ses nouvelles, sans exception ! L'épopée fantastique de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, l'inouï Vie mode d'emploi de Georges Perec, Désert de J.M.G. Le Clézio et la délicatesse d'une gravure de l'œuvre de Jean-Pierre Abraham. »
« Je suis fou de nouvelles, cet art subtil de trancher au rasoir dans une histoire que l'on soupçonne plus longue. Un morceau de temps encadré par des points de suspension… J’aime notamment les textes de Francisco Coloane et ses balades sombres sur les côtes et dans les plaines de Patagonie, l'univers de Jorge Luis Borges, la compagnie des trappeurs fous du Danois Jørn Riel, auteur des Ballades de Haldur, de La Vierge froide et autres racontars… »
« Je suis d'une insondable ignorance en bande dessinée, mais je me soigne ! En le domaine, j'ai malgré tout quelques admirations : Hugo Pratt, bien entendu, pour son style à l'épure céleste. Muñoz que je lisais fébrilement dans les pages d'(À Suivre). Quelle liberté ! Christian Barbier, encore une vieille souche… Je m'aperçois que les auteurs que j'aime, Baudoin notamment, sont très proches dans cette manière qu'ils ont de donner de la place à l'imaginaire du lecteur. C'est une chose qui me préoccupe terriblement dans ma manière de dessiner, de découper mes scénars. J'aimerais pouvoir offrir au lecteur de mes albums le rôle de co-auteur que je me sens être lorsque je lis un roman. Rabaté sait faire ça, lui. »
« Je citerai juste quelques étapes marquantes : l'extraordinaire inventivité de Norman Mac Laren qui a tout expérimenté depuis la pellicule grattée jusqu'aux balbutiements de l'ordinateur, La Planète sauvage de René Laloux sur un travail graphique de Roland Topor, les films de Hayao Miyazaki et Le Tombeau des Lucioles d’Isao Takahata. Plus personnellement, je pense aussi à l'expérience de ma collaboration comme storyboarder avec l'ami Jean-François Laguionie sur son dernier film L'Île de Black Mòr. »
« S'il me reste une place pour parler de cinéma, le nom qui me vient immédiatement à l’esprit est celui du cinéaste Stanley Kubrick. Je ne me lasse pas d'admirer l'éclectisme génial de ce type ! Fellini, ce Gargantua m'emporte comme un fétu dans son monde de géant. Devant ses images, je suis comme un môme, et je crois à sa mer en bâche de plastique où vogue un transatlantique de carton-pâte. Je trouve qu'il y a aussi de cette même amère fantaisie dans Le Temps des Gitans d'Emir Kusturica. Kurosawa "César" de la plus belle image… »
Propos de Bruno Le Floc’h
recueillis à Pont-l'Abbé le 4 février 2005 par Brieg Haslé-Le Gall
Morceaux choisis lus lors des obsèques de l'auteur le 9 octobre 2012
Article paru, sous une forme différente, dans la revue DBD n°26, rubrique "Visite guidée, le Musée imaginaire", en avril 2005 © Brieg F. Haslé / DBD